Des physiciens viennent pour la première fois de mesurer et de modéliser l’évolution des modes de phonons optiques dans des couches d’un semiconducteur lamellaire (le ditellurure de molybdène, MoTe2), de la limite quasi bidimensionnelle (monocouche) au cas tridimensionnel (cristal massif).
Les dichalcogénures de métaux de transition (MX2, où M est un métal de transition (principalement Mo et W) et X un chalcogène (S, Se, Te)) sont des matériaux lamellaires composés d’un empilement de monocristaux covalents, épais de seulement trois atomes (X-M-X), dont la cohésion hors du plan est assurée par des liaisons de van der Waals. Bien que les propriétés des MX2 massifs soient documentées depuis les années 1960, la démonstration, à partir de 2010 que l’intensité de photoluminescence d’une monocouche de MoS2 est drastiquement plus élevée que celle du cristal massif a suscité un très fort engouement scientifique et ouvre la voie à plusieurs applications en optoélectronique. Un défi important dans ce champ de recherche consiste à comprendre l’évolution des propriétés électroniques, optiques, vibrationnelles entre les limites quasi bidimensionnelle (monocouche) et tri-dimensionnelle (cristal massif). Pour ce faire, des échantillons de une à une dizaine de couches de MX2 constituent un terrain de jeu idéal.
Des Physiciens de l’Institut de Physique et Chimie des Matériaux de Strasbourg – IPCMS (CNRS/Université de Strasbourg), en collaboration avec une équipe de physiciens de l’Université du Luxembourg, ont effectué pour la première fois une étude complète des modes de phonons optiques dans un système composé de N=1 à N=12 couches de ditellurure de molybdène (MoTe2) par spectroscopie de diffusion inélastique de la lumière (spectroscopie Raman). Dans un système de N couches de MX2, le couplage entre couches (par interaction de van der Waals) donne naissance à une levée de dégénérescence de tous les modes de phonons existant dans une monocouche. Cet effet est connu sous le nom de « splitting (séparation) de Davydov ». Ainsi, à chaque déplacement élémentaire présent dans la monocouche seront associés N modes de phonons dans un système de N couches. Graphiquement, les fréquences de ces modes peuvent être représentées sous la forme d’un diagramme « en éventail ». Les chercheurs en ont publié une mesure expérimentale et une modélisation théorique dans la revue Nano Letters (voir Figure 1).
En pratique, les physiciens ont tout d’abord déposé des feuillets de N couches MoTe2 sur des substrats de silicium recouverts d’une fine couche d’oxyde. Ils ont ensuite mesuré systématiquement le spectre de la lumière diffusée inélastiquement (spectre Raman) en fonction de N. Sur les spectres obtenus, des séries de pics apparaissent. Leurs fréquences (appelées décalages Raman, en cm-1) correspondent directement à celles des phonons impliqués dans les processus de diffusion inélastique. Le dispositif a été optimisé afin d’avoir accès à des décalages Raman dans la gamme 4-40 cm-1, c’est-à-dire des phonons d’énergie inférieure à 5 meV.
Les chercheurs ont distingué les modes observés sur les spectres Raman, selon qu’ils soient dans le plan ou hors du plan, puis selon leur énergie. A basse énergie (< 5meV (<40 cm-1)), les modes observés correspondent à des mouvements de « plaque rigide » (cisaillement dans le plan et respiration hors du plan), issus des modes acoustiques à fréquence nulle de la monocouche. A des énergies intermédiaires (14-22 meV (100-200 cm-1)), les modes observés impliquent un déplacement intracouche des atomes de tellure. Enfin, à plus haute énergie (28-37 meV (200-300 cm-1)), les modes observés font intervenir un déplacement intracouche des atomes de molybdène vis-à-vis des atomes de tellure. L’ensemble de ces modes a ensuite été décrit à l’aide d’un modèle de chaîne linéaire finie, dans lequel les interactions entre atomes sont décrites jusqu’aux seconds plus proches voisins et où les effets de surface au niveau des deux couches externes sont pris en compte. Les modes propres et fréquences propres de cette chaine linéaire donnent des résultats en excellent accord avec les mesures (voir Figure 1) et permettent de déduire les constantes de forces microscopiques associées aux interactions interatomiques et de comprendre l’activité des modes observés en regard de leurs symétries.

Figure 1 (a) Vue de côté et de dessus de la structure cristalline 2H du MoTe2. Le losange rouge représente la maille élémentaire. (b) Spectre Raman d’une bicouche de MoTe2, sur lequel on peut distinguer tous les modes à un phonon (cisaillement/respiration, iX/oX, iMX/oMX). (c) Spectres Raman des modes oX pour N couches et le cristal massif de MoTe2. Les données mesurées (symboles) sont ajustés avec un profil de Voigt (lignes solides). Lorsqu’il y a plusieurs modes, chaque pic est représenté par des tirets de couleur différente. (d) A gauche, déplacement élémentaire des atomes pour le mode oX « actif Raman » de la bicouche. A droite, fréquences de modes oX (cercles noirs) extraites des ajustements de la figure (c) en fonction du nombre de couches N. Les cercles rouges ouverts (carrés bleus ouverts) correspondent aux fréquences des modes Raman (infrarouge) actifs calculés à l’aide du modèle de chaîne. Les lignes horizontales grises en pointillé indiquent les fréquences des modes du cristal massif.
Ces résultats sont importants pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, en vue applications en optoélectronique, il sera souvent préférable d’opter pour des transistors ou phototransistors dont le canal contient N couches de MX2 plutôt qu’une monocouche, système intrinsèquement plus sensible aux perturbations extérieures. Dès lors, une compréhension détaillée du couplage électron-phonon, en particulier avec les modes intercouches de basse énergie, est indispensable pour comprendre les limitations et/ou optimiser les performances de ces nouveaux dispositifs. Plus généralement, le MoTe2 présente un intérêt technologique important car ses bandes interdites directe et indirecte sont dans le domaine proche infrarouge (~1 eV) et étendent la gamme spectrale accessible pour les applications des MX2 en optoélectronique (électroluminescence, photodétection, photovoltaïque).
En savoir plus :
Unified Description of the Optical Phonon Modes in N-layer MoTe2
Guillaume Froehlicher, Etienne Lorchat, François Fernique, Chaitanya Joshi, Alejandro Molina-Sanchez, Ludger Wirtz, and Stéphane BERCIAUD
Nano Letters (ASAP)
http://dx.doi.org/ 10.1021/acs.nanolett.5b02683
Voir aussi :
http://arxiv.org/abs/1509.02823
Contact Chercheur :
Stéphane Berciaud, Maître de conférences de l’Université de Strasbourg
stephane.berciaud@ipcms.unistra.fr